CHAPITRE XXIV
Les pattes de singe
1
Les coudes sur la table, le menton entre ses mains, Gwenda considérait d’un air distrait les restes de son déjeuner hâtif. Il lui faudrait débarrasser tout cela, le transporter à la cuisine, faire la vaisselle et ranger ; ensuite, elle verrait ce qu’elle pouvait envisager pour le repas du soir.
Mais cela ne pressait pas, somme toute. Elle avait besoin d’un peu de temps pour réfléchir, pour bien comprendre la situation. Tout s’était passé avec une telle rapidité ! Les événements de la matinée, quand elle les passait maintenant en revue, lui semblaient extravagants et quasi impossibles. Les choses étaient arrivées trop vite et d’une manière invraisemblable.
L’inspecteur Last était arrivé assez tôt – vers neuf heures et demie –, accompagné de l’inspecteur Primer, de la police du Comté, lequel était à présent chargé de l’enquête sur le décès de Lily Kimble et les suites qui pouvaient en découler. Il avait demandé à Mr. et Mrs. Reed s’ils verraient un inconvénient à ce que ses hommes fissent des recherches dans le jardin. Et, d’après le ton de sa voix, on aurait pu croire qu’il s’agissait simplement de procurer aux agents un peu d’exercice physique et non de chercher un cadavre enterré depuis dix-huit ans.
— Je crois, avait répondu Giles, que nous pourrions vous aider d’une ou deux suggestions.
Et, conduisant l’inspecteur jusqu’à la terrasse, il lui avait expliqué le changement qui avait eu lieu en ce qui concernait l’emplacement des marches conduisant à la pelouse, L’inspecteur avait levé la tête vers une fenêtre du premier étage.
— La nursery, j’imagine ?
Il avait ensuite regagné la maison en compagnie de Giles, tandis que deux hommes, armés de pelles et de pioches se dirigeaient vers le jardin.
— Je pense, inspecteur, avait repris Giles, que vous devriez maintenant être mis au courant de quelque chose dont ma femme n’a, jusqu’à présent, fait part qu’à moi-même et… à une autre personne.
Le policier avait posé son regard sur Gwenda et avait gardé le silence pendant un moment, se demandant probablement si on pouvait se fier aux dires de cette jeune femme, ou bien si elle appartenait à la catégorie de celles qui laissent vagabonder leur imagination. Gwenda fut tellement consciente de cette pensée de l’inspecteur qu’elle se mit aussitôt sur la défensive.
— Il se peut que j’aie imaginé ce que je vais vous raconter. Mais cela me semble pourtant terriblement, affreusement réel.
— Eh bien, Mrs. Reed, avait répondu le policier, voyons ce que vous avez à nous dire.
Et Gwenda avait tout expliqué. Comment la maison lui avait paru familière la première fois qu’elle l’avait aperçue, dès après son arrivée en Angleterre ; comment elle avait appris, par la suite, qu’elle y avait effectivement vécu quand elle était enfant ; comment elle avait gardé le souvenir du papier qui tapissait la nursery et de la porte de communication entre le salon et la salle à manger ; comment, enfin, elle avait eu l’impression qu’il aurait dû y avoir devant la porte-fenêtre un escalier conduisant à la pelouse.
L’inspecteur Primer approuva d’un signe. Il ne dit certes pas que ces souvenirs d’enfance lui paraissaient sans grand intérêt, mais la jeune femme se demanda si telle n’était pas sa pensée. Elle dut faire appel à tout son courage pour expliquer comment, alors qu’elle était tranquillement assise dans une salle de théâtre de Londres, elle s’était soudain rappelé avoir, à travers les barreaux de l’escalier de Hillside, aperçu une femme morte dans le hall.
— Une femme étranglée, au visage bleui. Elle avait des cheveux blonds, et… c’était Hélène. Ce qui paraît complètement stupide, c’est que je ne savais pas du tout qui était Hélène.
— Nous pensons…
Mais l’inspecteur leva la main pour couper court à l’intervention de Giles.
— Laissez, je vous prie, Mrs. Reed me raconter tout cela à sa manière.
Et Gwenda avait poursuivi, un peu rougissante, aidée par le policier qui faisait preuve d’une habileté qu’elle ne semblait pas apprécier à sa juste valeur.
— Webster ? dit-il d’un air songeur. Hum ! La Duchesse d’Amalfi… Des pattes de singe…
— Ce n’était probablement qu’un cauchemar, intervint à nouveau Giles.
— Je vous en prie, Mr. Reed.
— Ce pouvait fort bien être un cauchemar, en effet, approuva la jeune femme.
— Je ne le pense pas, dit l’inspecteur. La mort de Lily Kimble serait extrêmement difficile à expliquer si nous nous refusions à admettre qu’un autre crime a été autrefois commis dans cette maison.
Cela semblait si raisonnable – presque réconfortant – que Gwenda s’empressa de continuer.
— Et ce n’est pas mon père qui l’a commis ! dit-elle d’un ton ferme. Ce n’est pas possible. Le Dr Penrose lui-même prétend qu’il aurait été incapable de tuer qui que ce soit : ce n’était pas le genre de malade atteint de folie homicide. Quant au Dr Kennedy, il est persuadé, lui aussi, que mon père, bien qu’il se crût coupable, ne l’était pas en réalité. Le véritable assassin est donc quelqu’un qui voulait faire accuser mon père d’avoir commis ce meurtre.
La jeune femme marqua un temps d’arrêt avant d’ajouter avec un rien d’hésitation :
— Et nous croyons savoir qui est le coupable. Du moins avons-nous… deux suspects.
— Gwenda, protesta Giles, nous ne pouvons vraiment pas…
— Mr. Reed, dit l’inspecteur, voudriez-vous, je vous prie, aller faire un tour dans le jardin pour voir comment se débrouillent mes hommes ? Dites-leur que c’est moi qui vous envoie.
Lorsque Giles fut sorti, le policier alla refermer la porte-fenêtre, puis revint vers Gwenda.
— Faites-moi part de toutes vos idées, Mrs. Reed, reprit-il. Même si elles vous paraissent parfois un peu étranges ou incohérentes.
Et Gwenda avait énuméré ses idées et celles de Giles, leurs raisonnements et leurs conjectures. Elle avait parlé des démarches qu’ils avaient effectuées pour obtenir le maximum de renseignements sur les trois hommes qui avaient joué un rôle dans la vie d’Hélène Halliday. Pour terminer, elle avait fait part des conclusions auxquelles ils étaient parvenus, sans omettre de mentionner les deux coups de téléphone mystérieux qui, l’après-midi précédent, avaient attiré à Hillside Walter Fane et Jackie Afflick.
— Vous voyez bien, n’est-ce pas, inspecteur, que l’un des deux doit mentir.
— C’est là, répondit le policier d’une voix traînante, une des principales difficultés de ma tâche. Il y a tant de gens qui peuvent mentir, et tant de gens qui le font par habitude… bien que pas toujours pour les raisons que l’on pourrait imaginer ! Et certaines personnes ne se rendent même pas compte qu’elles mentent.
— Pensez-vous que ce soit mon cas ? demanda Gwenda d’un air anxieux.
— Je pense, au contraire, répondit le policier en esquissant un sourire, que vous êtes un excellent témoin.
— Et croyez-vous que j’aie vu juste en ce qui concerne l’identité du coupable ?
L’inspecteur poussa un soupir.
— Dans mon métier, voyez-vous, il ne s’agit pas de croire, mais de vérifier les déclarations des témoins, de contrôler leurs faits et gestes, de savoir où ils se trouvaient à tel ou tel moment, ce qu’ils faisaient… Nous savons avec assez de précision – à une vingtaine de minutes près – à quelle heure Lily Kimble a été tuée. C’était entre deux heures vingt et deux heures quarante. N’importe qui aurait donc pu commettre le crime et venir ensuite ici hier après-midi. J’avoue que je ne vois pas très bien la raison de ces coups de téléphone, étant donné qu’ils ne fournissent pas le moindre alibi à aucune des deux personnes que vous avez mentionnées.
— Mais vous parviendrez à découvrir, n’est-ce pas, ce que faisaient ces deux hommes à l’heure du crime. Vous pouvez leur poser la question.
L’inspecteur sourit à nouveau.
— Nous poserons toutes les questions nécessaires, Mrs. Reed, vous pouvez en être assurée. Tout se fera en temps voulu, car il ne sert à rien de précipiter les choses. Il faut les voir venir posément, calmement.
— Oui, je comprends… Vous êtes un professionnel, et nous ne sommes que des amateurs. Nous avons pu avoir un coup de chance, mais nous ne saurions pas comment l’exploiter.
— C’est un peu ça, en effet, répondit l’inspecteur en souriant à nouveau.
Il se leva et alla ouvrir la porte-fenêtre. Il allait franchir le seuil lorsqu’il s’immobilisa soudain. Un peu comme un chien d’arrêt, songea Gwenda.
— Excusez-moi, Mrs. Reed, dit-il, mais cette dame, là-bas, n’est-elle pas une certaine Miss Marple ?
Gwenda s’approcha à son tour de la porte. Au fond du jardin, Miss Marple faisait toujours la guerre aux liserons ?
— Oui, c’est bien Miss Marple. Elle a la gentillesse de nous aider à l’entretien du jardin.
— Miss Marple ! répéta l’inspecteur. Hum ! Je comprends.
— Elle est tout simplement adorable, reprit Gwenda en levant vers l’inspecteur un regard interrogateur.
— Et fort célèbre, ma foi. Elle a déjà mis dans sa poche les chefs de la police d’au moins trois comtés. Pas encore le nôtre, mais je sens que ça ne va pas tarder. Ainsi donc, notre Miss Marple est mêlée à l’affaire.
— En tout cas, elle nous a fait part d’un tas de suggestions qui nous ont considérablement aidés.
— Je n’en doute pas. Vous a-t-elle dit également où il fallait chercher le cadavre de Mrs. Halliday ?
— Elle a simplement déclaré que mon mari et moi devrions parfaitement savoir à quel endroit il fallait effectuer des recherches. Et il semble, en effet, que nous ayons été stupides de ne pas y penser plus tôt.
L’inspecteur fit entendre un petit rire et s’éloigna pour aller se planter devant la vieille demoiselle.
— Je ne pense pas, dit-il, que nous ayons été présentés l’un à l’autre, Miss Marple. Mais le colonel Melrose vous a, un certain jour, signalé à mon attention.
Miss Marple se redressa en rougissant un peu.
— Ah ! Ce cher colonel Melrose. Il a toujours été extrêmement aimable, depuis que…
— Depuis qu’un certain marguillier est allé se faire tuer dans le bureau du pasteur du village, n’est-ce pas ? Il y a déjà longtemps de cela. Mais vous avez eu d’autres succès, depuis lors. En particulier dans une affaire de lettres anonymes, du côté de Lymstock.
— Vous paraissez savoir pas mal de choses sur mon compte, inspecteur…
— Primer. Je m’appelle Primer. Et j’imagine que vous n’avez pas perdu votre temps, ici non plus.
— Mon Dieu, j’essaie de faire ce que je peux dans ce jardin. Il a été terriblement négligé, vous savez. Les liserons, par exemple, sont une vraie plaie.
Puis, scrutant d’un air grave le visage du policier :
— Des racines qui s’enfoncent profondément dans le sol. Très profondément.
— Je crois que vous avez raison. Des choses qui ont leurs racines dans un passé déjà lointain… Dix-huit ans, n’est-ce pas ?
— Et peut-être plus encore. C’est affreux, inspecteur, que d’ôter la vie à de belles fleurs en plein éclosion.
Au même moment, un des agents remontait l’allée. Il transpirait, et son visage était maculé de terre.
— Nous avons trouvé… quelque chose, inspecteur, annonça-t-il.
2
Et c’était alors, se dit Gwenda, que le cauchemar avait commencé, Giles était revenu du jardin, très pâle, en bredouillant :
— Elle est… bien là, Gwenda…
Puis un des agents s’était précipité au téléphone pour appeler le médecin de la police.
Ce fut le moment que choisit Mrs. Cocker – toujours aussi calme et imperturbable – pour se rendre au jardin. Non point poussée par une curiosité morbide, mais simplement pour aller cueillir des fines herbes et quelques feuilles de menthe. La veille, à l’annonce du meurtre, elle avait fait preuve d’une réprobation scandalisée et éprouvé une certaine anxiété quant à l’effet que cela pourrait avoir sur l’état de santé de Gwenda ; car elle était parvenue à la conclusion que, d’ici quelques mois, la nursery devrait être à nouveau occupée. Mais aujourd’hui, sa réaction avait été d’un autre ordre. Arrivant brusquement en vue de la macabre découverte, elle s’était sentie affreusement mal.
— C’est horrible, madame, avait-elle déclaré. Les ossements sont une chose que je n’ai jamais pu supporter. Et là, dans le jardin, juste à côté de la menthe… Mon cœur bat si fort que je peux à peine respirer. Si j’osais, je vous demanderais bien un dé à coudre de cognac…
Alarmée par la respiration haletante et le visage couleur de cendre de Mrs. Cocker, Gwenda s’était précipitée vers le buffet de la salle à manger, avait versé un peu de cognac dans un verre et le lui avait fait boire.
— J’avais besoin de ça, soupira Mrs. Cocker.
Et puis, d’un seul coup, sa voix s’était brisée, et son visage avait pris un aspect si inquiétant que Gwenda avait poussé un grand cri. Giles était apparu et avait aussitôt appelé le médecin de la police qui se trouvait dans le jardin.
— Heureusement que j’étais sur les lieux, avait déclaré celui-ci un peu plus tard, sinon elle y passait bel et bien. Il était moins cinq.
L’inspecteur Primer s’était immédiatement emparé du carafon de cognac et avait demandé à Giles et Gwenda à quel moment ils en avaient bu pour la dernière fois. La jeune femme avait déclaré qu’on n’y avait pas touché depuis plusieurs jours. Son mari et elle avaient effectué un court voyage dans le Nord, et la dernière fois qu’ils avaient bu un verre d’alcool, c’était du gin.
— J’ai pourtant bien failli en boire hier, avait-elle ajouté. Seulement, ça me fait penser aux bateaux de la Manche, et mon mari a ouvert une bouteille de whisky.
— Vous avez eu de la chance, Mrs. Reed, avait affirmé le médecin. Parce que si vous aviez bu du cognac hier, vous ne seriez sans doute pas vivante aujourd’hui.
Gwenda avait éprouvé un frisson.
— Et dire que Giles a failli en prendre un verre ! Mais, finalement, il a préféré du whisky, lui aussi.
Et à présent, la jeune femme était seule dans la maison, Giles étant parti avec l’inspecteur Primer, et Mrs. Cocker ayant été transportée à l’hôpital. Mais même en ce moment, après un léger repas composé essentiellement de conserves, elle pouvait à peine croire aux événements qui venaient de se dérouler.
Une seule chose lui apparaissait clairement : la présence dans la maison, la veille, de Walter Fane et de Jackie Afflick. N’importe lequel des deux avait eu la possibilité de trafiquer le cognac. Et quelle était la raison des coups de téléphone, sinon de fournir à l’un d’eux l’occasion d’empoisonner le carafon de cognac ? Giles et Gwenda avaient frôlé la vérité de trop près. Mais peut-être une tierce personne était-elle venue et avait-elle pénétré dans la maison par la porte-fenêtre de la salle à manger pendant que Giles et elle se trouvaient chez le Dr Kennedy, attendant la visite de Lily Kimble. Et cette personne aurait également passé les deux coups de téléphone pour faire tomber les soupçons sur Fane ou sur Afflick.
Mais non. Cela n’avait aucun sens. Car une tierce personne n’aurait téléphoné qu’à un seul des deux hommes, n’ayant évidemment besoin que d’un suspect et non de deux. D’ailleurs, qui aurait pu être ce mystérieux inconnu ? Erskine se trouvait dans le Northumberland : cela ne faisait pas le moindre doute. Non. De deux choses l’une : ou bien Walter Fane avait appelé Afflick et feint d’avoir reçu, lui aussi un coup de téléphone, ou bien c’était l’inverse qui s’était produit. Oui, le coupable était forcément l’un d’eux, et la police – qui avait à sa disposition plus de moyens qu’ils n’en avaient, Giles et elle – saurait déterminer lequel des deux était coupable. En attendant, les deux hommes étaient soumis à une surveillance discrète et n’auraient pas la possibilité de recommencer.
Gwenda frissonna de nouveau. Il fallait un certain temps pour s’habituer à l’idée que quelqu’un avait voulu la tuer. Miss Marple avait bien déclaré dès le début que le jeu qu’ils jouaient était dangereux, mais ni elle ni Giles n’avaient pris cette affirmation très au sérieux. Même après le meurtre de Lily Kimble, il n’était jamais venu à la pensée de la jeune femme que l’on pouvait vouloir se débarrasser d’elle et de son mari, uniquement parce qu’ils avaient commencé à entrevoir ce qui s’était réellement passé dix-huit ans plus tôt.
Walter Fane ou Jackie Afflick ? Lequel des deux ?
Gwenda ferma les yeux. Elle s’efforça de revoir les deux hommes à la lueur des faits nouveaux.
L’impassible Fane, assis derrière son bureau – l’araignée au centre de sa toile. Si calme, tellement inoffensif d’apparence. Une maison aux stores baissés. Mais quelqu’un de mort dans la maison. Mort dix-huit ans plus tôt. Et pourtant encore présent. Comme il paraissait sinistre, à présent, le calme Walter Fane qui, un jour, s’était jeté sur son frère en menaçant de le tuer. Walter Fane qu’Hélène avait dédaigneusement refusé d’épouser, une première fois à Dillmouth et une seconde fois aux Indes. Un double échec pour lui, une double mortification. Et Walter Fane, d’aspect si calme, si peu émotif, avait peut-être pu se défouler en s’abandonnant soudain à une criminelle violence, comme l’avait peut-être fait Lizzie Borden autrefois.
Gwenda ouvrit les yeux. Elle était parvenue à la conviction que le coupable était bien Walter Fane.
Mais rien ne l’empêchait de penser tout de même un peu à Jackie Afflick. Avec son complet à carreaux trop voyant, ses manières autoritaires, il était exactement le contraire de Walter Fane. Il n’y avait certes en lui rien de calme ou de renfermé. Mais peut-être avait-il adopté cette attitude par suite d’un complexe d’infériorité. Les spécialistes prétendent qu’il en est souvent ainsi. Si on n’est pas sûr de soi, il faut se mettre en évidence, s’affirmer, s’imposer. Repoussé par Hélène parce qu’il lui était socialement inférieur, il n’oublie pas l’affront qu’il a subi. Et la plaie ne fait que s’envenimer avec le temps. Il veut faire son chemin dans le monde malgré les persécutions de tous ceux qui se dressent contre lui. Il déclare avoir perdu son emploi à la suite de la fausse accusation d’un « ennemi ». Cela prouve sans conteste qu’il n’est pas normal. Et quel sentiment de puissance un homme comme celui-là ne retirerait-il pas d’un crime ! Ce visage jovial et bon enfant n’était au fond qu’un visage cruel. Oui, Jackie Afflick était un homme cruel ; et sa femme, maigre et pâle, avait peur de lui. Lily Kimble l’avait menacé, et elle était morte. Gwenda et Giles s’étaient mêlés de ses affaires ; ils devaient donc mourir à leur tour. Et il ne ferait pas grâce non plus à Walter Fane qui, autrefois, lui avait fait perdre son emploi. Oui, tout cela cadrait parfaitement.
Gwenda se secoua, chassa ces chimères et revint à la réalité. Giles allait rentrer, et il voudrait prendre son thé. Il fallait donc débarrasser cette vaisselle du déjeuner. Elle alla chercher un plateau et emporta le tout à la cuisine. La pièce était d’une netteté parfaite : Mrs. Cocker était véritablement une perle.
Près de l’évier, se trouvait une paire de gants de caoutchouc. Mrs. Cocker les mettait toujours pour faire la vaisselle. Sa nièce, qui travaillait dans un hôpital, les lui procurait à prix réduit. Gwenda les enfila et se mit à laver plats et assiettes. Mieux valait éviter de s’abîmer les mains.
La vaisselle une fois essuyée et rangée, la jeune femme monta au premier étage, toujours plongée dans ses pensées. Elle n’avait pas quitté les gants de caoutchouc et se dit qu’elle allait en profiter pour laver deux chemisiers et quelques paires de bas. Ces petits détails d’ordre domestique étaient au premier plan de son esprit ; pourtant, à l’arrière-plan, quelque chose la tracassait.
Walter Fane et Jackie Afflick, avait-elle dit. L’un ou l’autre. Et elle avait fait le procès des deux. Peut-être était-ce cela même qui la troublait, parce qu’il eût été beaucoup plus satisfaisant de pouvoir en accuser un seul. Elle aurait maintenant dû savoir lequel des deux était coupable. Hélas, elle n’était sûre de rien.
Si seulement il y avait quelqu’un d’autre… Mais il ne pouvait y avoir personne d’autre, puisque Richard Erskine était hors de cause. Il se trouvait dans le Northumberland lorsque Lily Kimble avait été tuée et aussi lorsque le cognac avait été empoisonné dans le carafon. Oui, Erskine était incontestablement innocent. Elle s’en réjouissait, d’ailleurs, parce que c’était un homme extrêmement séduisant. Comme il était triste pour lui d’être marié à cette affreuse mégère aux yeux soupçonneux et à la voix profonde. Une voix aussi grave que celle d’un homme.
Aussi grave que celle d’un homme.
Une idée soudaine traversa comme un éclair l’esprit de Gwenda. Un étrange soupçon.
Une voix d’homme… Était-il possible que ce fût Mrs. Erskine qui eut répondu au téléphone la veille au soir ? Non, bien sûr que non. Elle s’en serait aperçue, et Giles aussi. Et puis, d’abord, Mrs. Erskine n’aurait pas su qui appelait. Non, c’était bien le major Erskine lui-même qui parlait. Et qui avait dit que sa femme était absente.
Sa femme était absente.
Mrs. Erskine aurait-elle pu être coupable ? Mrs. Erskine que la jalousie aurait rendue folle ? Mrs. Erskine à qui Lily Kimble aurait écrit pour lui fixer un rendez-vous ? Était-ce une femme que Léonie avait vue dans le jardin, la nuit de la disparition d’Hélène ?
Soudain, en bas, la porte du hall claqua. Quelqu’un venait d’entrer. Gwenda sortit de la salle de bain pour aller jeter un coup d’œil par-dessus la rampe de l’escalier. Elle fut soulagée en apercevant le Dr Kennedy.
— Je suis en haut ! cria-t-elle.
Elle tenait devant elle ses mains humides et luisantes, d’une étrange couleur. Une sorte de rose grisâtre… Cela lui rappelait quelque chose…
Kennedy leva la tête et mit la main devant les yeux.
— C’est vous, Gwennie ? Je ne vois pas votre visage. En venant du dehors, je suis ébloui…
Gwenda poussa un cri aigu.
En regardant devant elle ses mains gantées de caoutchouc – de vraies pattes de singe –, en entendant cette voix dans le hall…
— C’était donc vous ! dit-elle d’une voix haletante. Vous qui l’avez tuée… Vous avez tué Hélène… Je sais… maintenant. C’était vous… vous…
Le docteur monta lentement l’escalier, les yeux fixés sur elle.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas laissé tranquille ? demanda-t-il d’une voix sourde. Pourquoi vous êtes-vous mêlés de tout ça, vous et votre mari ? Pourquoi a-t-il fallu que vous la rameniez, que vous fassiez revivre son souvenir ? Oui, vous avez ramené Hélène, mon Hélène… Vous avez fait revivre le passé. Il m’a fallu tuer Lily… Et maintenant, c’est vous que je vais être obligé de supprimer. Comme j’ai supprimé Hélène… Oui, comme j’ai tué Hélène…
Il était à présent tout près de la jeune femme terrorisée… Ses mains s’avançaient vers elle, vers son cou. Il avait toujours son même visage doux et bienveillant. Seuls ses yeux avaient changé d’expression.
Gwenda recula lentement, tout en essayant de hurler à nouveau. Mais son cri s’arrêta dans sa gorge. Elle ne pouvait plus émettre le moindre son. Et même si elle avait pu appeler au secours, personne ne l’aurait entendue. Car il n’y avait personne d’autre dans la villa : ni Giles, ni Mrs. Cocker, ni même Miss Marple. Personne. Et la maison voisine était trop éloignée pour que l’on pût percevoir ses appels. D’ailleurs, elle ne pourrait plus crier ; elle était paralysée, terrifiée par ces horribles mains qui s’approchaient d’elle…
Elle pouvait reculer encore de quelques pas, mais il la suivrait jusqu’à ce qu’elle fût adossée à la porte de la nursery ; et alors… et alors… ces affreuses mains lui entoureraient la gorge…
Un gémissement étouffé, pitoyable, s’exhala de ses lèvres.
Et soudain, Kennedy s’immobilisa, puis chancela légèrement en faisant un pas en arrière, tandis qu’un jet d’eau savonneuse lui aspergeait les yeux. Il eut un haut-le-corps, battit des paupières et porta les mains à son visage.
— Heureusement, dit Miss Marple d’une voix haletante – car elle venait de monter en courant l’escalier de service – que j’étais justement en train de seringuer les pucerons de vos rosiers.